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Tiphaine Lagarde: «Quand on occupe un abattoir, on vise le système, pas les employés»

Les membres de 269Life Libération Animale mènent des actions choc pour se faire entendre. Jusqu’à s’introduire dans des abattoirs ou reverser du faux sang dans des Mcdonald’s. Pour certains, ce sont de véritables héros. Pour d’autres, des extrémistes qui desservent leur cause. Pour comprendre leur positionnement, nous avons rencontré Tiphaine Lagarde, co-dirigeante du collectif.

>> A voir aussi: Reportage en vidéo des actions de 269 Life Libération Animale

Les moyens utilisés par 269Life Libération Animale provoquent souvent des réactions de rejet très brutales. Cela ne décrédibilise-t-il pas la cause que vous défendez?

Je pense que ça révèle une incompréhension de ce qu’est l’antispécisme. Parce qu’à partir du moment où on pense qu’il faut donner une bonne image pour donner envie aux gens d’être véganes, c’est qu’on n’a rien compris à l’antispécisme. L’antispécisme ce n’est pas du marketing, c’est une question de justice. Peu importe qui en parle. J’espère qu’on n’a pas besoin d’être tout sourire et calibré en taille 38 pour apporter une bonne parole dans la rue.

Personnellement, si je vois quelqu’un qui se met en danger, qui a un bon discours, qui fait un acte qui a du sens, j’aurais plutôt tendance à l’admirer. Bien plus que la personne qui distribue des tracts sans avoir l’air convaincue.

Il y a une confusion qui se fait entre le véganisme et l’antispécisme, or pour moi ce n’est pas du tout la même chose. On n’a pas à donner envie. Pendant une guerre, les résistants ne donnent pas envie de lutter contre l’oppression, on ne regarde pas la manière dont ils parlent.

Il faut comprendre que la désobéissance civile ce n’est pas une occupation pour des gens qui manquent d’adrénaline dans leur vie, c’est une démarche politique, et une démarche qui comporte beaucoup de sacrifices personnels. Et il faut arrêter de se prétendre militant quand on va à un salon végane…

Quelle différence faites-vous entre véganisme et antispécisme?

Pour moi le véganisme c’est la dérive consumériste de l’antispécisme. C’est l’antispécisme dépolitisé. On évacue les animaux, le problème politique, et on se focalise sur un mode de consommation.

C’est un travers qu’a pris le mouvement, et qui est très dangereux, qui est le pire – on l’a vu avec d’autres mouvements. C’est une option qui n’est pas bonne, parce qu’elle repose sur l’individualisme. C’est comme si le véganisme dépendait d’un choix individuel. On ne parle plus de justice, mais d’un mode de vie. Et tout ça, encore une fois, ça replace l’humain au centre. On est sur une pure logique de consommation, de plaisir.

De communautarisme aussi, parce que les végans aiment bien avoir leurs propres événements, habiter les mêmes quartiers, etc. Alors que le problème est ailleurs. La désobéissance civile permet de replacer les animaux au centre du combat.

Donc votre but n’est donc pas de rendre tout le monde vegan?

On ne vise pas les individus, c’est-à-dire les consommateurs ou les personnes qu’on peut croiser dans la rue. On a déplacé la cible vers le système économique. Et c’est ça qui est très important à comprendre : quand on occupe un abattoir ce ne sont pas les employés qu’on vise, puisqu’on considère qu’eux aussi sont victimes du système. C’est le système économique de l’exploitation animale qu’on attaque.

Aujourd’hui la cause animale se contente de faire de la sensibilisation individuelle et je pense que cet individualisme est néfaste. On devrait réfléchir de manière globale et surtout comprendre que ce qui nous distingue d’autres luttes, c’est qu’il y a un intérêt économique à ce que le spécisme continue. Le spécisme, ça rapporte des milliards, ça génère des emplois, ça fait du profit, etc. Je pense qu’on se trompe de cible en ne visant pas assez l’économie spéciste.

«Convertir» tout le monde au véganisme, c’est complètement idéaliste, ça prendrait des milliers d’années et ça ne marchera jamais. Vous trouverez toujours des gens qui continueront à manger de la viande tant que ce n’est pas interdit, même si on leur démontre par A plus B que c’est mauvais pour eux, pour l’environnement, pour les animaux.

Certains disent que ce n’est «pas le moment» de faire appel à des actes aussi choc, qu’il faut attendre le soutien du public. Mais on n’aura jamais le soutien du public. L’action directe c’est ce qui commence le travail, pas ce qui le finit.

Et pour moi ça n’a pas encore commencé, il n’y a pas de baisse dans la production ou la consommation de viande. Ce n’est pas parce qu’on parle de véganisme que ça freine les abattoirs, loin de là, on voit bien qu’il n’y a aucune corrélation entre les deux. Pour commencer un vrai combat, pour montrer que ça a son importance, il faut des gestes forts.

C’est ce que disait Martin Luther King: il faut créer un état de crise, qui forcera les politiques à venir vers nous et à trouver des solutions.

Vous citez Martin Luther King. Quelles sont vos autres références?

Il y a bien sûr Thoreau, qui a le premier théorisé son acte de désobéissance civile – il avait refusé de payer ses impôts pour ne pas nourrir un Etat esclavagiste. Mais lui considérait la désobéissance civile comme un dernier recours, lorsque toutes les possibilités légales avaient été utilisées et qu’elles n’avaient eu aucun impact.

Personnellement je me sens plus proche d’Hannah Arendt, qui juge que la désobéissance peut intervenir à n’importe quel moment dans un combat.

Pour elle, ça veut dire qu’on reprend son droit de consentir aux lois. On remet en œuvre ce qu’on appelle le contrat social, le fameux contrat social de Rousseau. Dans un contrat, il y a deux parties: si l’une des deux parties n’est plus d’accord, c’est son devoir de réagir pour changer le contrat.
Ces références permettent d’encadrer intellectuellement les actions.

C’est une démarche qui doit être réfléchie. Sans compter que c’est parfois ce qui manque aussi au niveau de la cause animale, qui est souvent très simpliste sur le discours. C’est ce qui pêche un petit peu et qui fait qu’on a du mal à passer pour un mouvement crédible et sérieux. Ça manque de profondeur, notamment sur les stratégies.

On trouve beaucoup d’ouvrages sur le spécisme et l’antispécisme…

Oui, maintenant le fond est beaucoup abordé, on trouve beaucoup de choses concernant le spécisme.

Mais sur le problème de la stratégie, on est dans un mouvement qui ne s’y intéresse pas du tout. Pourtant ça fait quand même trente ans qu’il y a un militantisme animaliste, et à aucun moment on s’est dit «stop, on s’arrête, on réfléchit deux secondes et on se demande quels résultats on a obtenus avec les méthodes légales». J’aurai tendance à dire: zéro résultat.

Pourquoi?

On dirait que c’est un gros mot de parler de stratégie au sein du mouvement. Dans ma propre association, j’ai osé traiter les végans de modérés. Et bien je ne pensais pas déclencher une telle vague de haine. On refuse de s’interroger.

Actuellement on a un réseau de militants très important, il y a beaucoup de petites associations, de happenings, de stands, mais je trouve qu’on n’arrive pas à fédérer un vrai mouvement qui soit une véritable force d’opposition.

C’est un gros mot de dire qu’on veut être en opposition, contre le système spéciste. Les grandes associations jouent le jeu de la récupération, personne ne se positionne en opposition.

La négociation n’est-elle pas essentielle?

Non, ça ne fait pas évoluer la question animale, puisque les industriels ont intérêt à récupérer la contestation. Ils nous font plaisir en sortant deux ou trois petites améliorations du bien-être animal ou deux-trois gammes de produits végans, ils se disent «hop, ils sont contents, comme ça ils arrêteront de nous embêter et nous on continue tranquillement».

Tant qu’on n’arrivera pas à fédérer un mouvement oppressif, on n’obtiendra aucun résultat. Et actuellement c’est très docile, très institutionnalisé, très légal.

Ça rend le mouvement antispéciste inoffensif, parce que du coup il ne se présente plus comme un contre-pouvoir. Il est digéré et intégré dans le système. Et comment peut-on vouloir changer un système si on y participe? C’est quelque chose de complètement illogique et paradoxal.

Ça a toujours été le cas?

Il y a eu des épisodes dans les années 1980-1990, surtout dans le secteur de la vivisection. Mais après on est très vite retombé dans du lobbying, dans des formes de protestation institutionnalisées, qui sont très à la mode aujourd’hui. Les vrais actes se font rares depuis longtemps.

Si le but est d’attirer davantage de militants, des actions comme le marquage au fer rouge ne sont-elles pas contre-productives?

Le marquage rebute certains militants, parce qu’il y a un côté presque élitiste dans cet activisme-là. Ça donne l’impression qu’on appartient à un petit groupe, ce sont des choses assez intellectualisées, et très dures aussi.

Mais quand on n’a pas le nombre, quand on n’a pas l’argent, on milite avec ce qu’il nous reste: son propre corps. On l’utilise comme un outil de protestation, c’est ce que font les Femen pour le féminisme, et c’est très percutant comme mode d’action.

Il y a certains militants qui sont déçus du militantisme «classique», d’aller tracter dans la rue et de se prendre des vents toute la journée – parce qu’il faut bien le dire, c’est très souvent le cas. Un militantisme plus choc peut rallier des activistes qui s’étaient mis «en veille».

Et aller directement dans des abattoirs, alors que vos militants ont de l’empathie pour les animaux, ça ne les fait pas fuir?

Les actions dans les abattoirs, ça change les militants. Je l’ai vu quand on a créé les «Nuits debout» en France. Pour la plupart, ils militent contre les abattoirs sans jamais y avoir été. D’avoir ressenti l’oppression, d’avoir été dans un abattoir, ça amène à ne plus réfléchir de la même manière. Etre avec les animaux sur les lieux où ça se passe, c’est quelque chose dont les activistes ont besoin.

Et puis c’est important de changer de cible, mais aussi d’endroit d’activisme, d’aller où ça se passe. Les manifestations de rue jouent beaucoup sur le registre du symbolique. C’est important de ramener du réel, du concret. Et pour un activiste ce n’est pas anodin comme geste. Ça ne peut que les pousser à avoir un engagement militant plus important, plus réfléchi.

Donc ça peut rebuter dans un premier temps, mais après on se retrouve avec des militants, peut-être moins nombreux que dans les grandes associations, mais deux fois plus engagés. Et c’est tout aussi important.

Ça n’est pas plus difficile de lutter pour d’autres individus que soi?

Si, bien sûr, c’est la grande différence avec d’autres luttes sociales: on parle pour d’autres individus que nous, qui ne peuvent pas prendre part au combat. Ça nécessite donc de réfléchir à comment militer.

C’est pour ça qu’on essaie au maximum d’aller sur les lieux où ils se trouvent, les élevages, les abattoirs, ou dans les endroits où leur oppression se décide. Aller directement sur leurs lieux d’asservissement, ça permet de les réintégrer dans le débat. Parce qu’on a tendance à s’approprier une lutte qui n’est pas nôtre, et à force de parler en leur nom il y a un décalage qui s’opère.

Justement, vous parlez des animaux, mais est-ce que vous les connaissez vraiment?

Certains éleveurs reprochent aux militants antispécistes d’être des citadins détachés des réalités.
C’est aussi pour ça que nous avons des sanctuaires: c’est très important de côtoyer les animaux et de les connaître pour arrêter de les considérer comme des machines.

Pour moi c’est un acte militant d’avoir un sanctuaire: tout à coup vous reprenez une terre à l’ennemi. Sur ces trois hectares là, il n’y a pas de spécisme, tout le monde vit ensemble. Je trouve que c’est très important, car ça redonne une identité à des animaux qui l’avaient perdue.

En plus dans nos refuges, nous avons fait le choix de ne pas séparer les espèces. Les moutons, les cochons, les vaches, les poules, les chèvres, tout le monde vit ensemble. Et c’est très intéressant d’observer leurs interactions, comment les groupes se forment…

On se rend vraiment compte à quel point ce sont tous des individus différents, avec leurs émotions, leurs affinités propres. On leur rend leur identité, leur individualité.

Où se trouvent ces sanctuaires?

Nous en avons deux en France, dans des lieux tenus secrets. Nos actions suscitent beaucoup de haine de la part des syndicats et des éleveurs, on reçoit beaucoup de menaces par e-mail ou par téléphone. Il faut être conscient qu’on touche au portefeuille de tout un secteur. Malheureusement la vengeance de ceux qu’on attaque pourrait se reporter sur les animaux.

Au vu de tous ces risques, pourquoi agir à visage découvert?

Parce que la désobéissance civile, pour être considérée comme un acte politique, doit être assumée. Sinon on tombe dans la clandestinité, sans stratégie politique. Le but de la politique c’est que ça se diffuse dans l’espace public, et donc que le combat s’incarne aussi dans les personnes qui le représentent.

Il faut comprendre que la désobéissance civile, ce n’est pas de l’anarchie. Elle n’est possible que dans un Etat démocratique, et elle participe à cette démocratie.

Quand les militants, toutes causes confondues, notamment dans la cause écologique ou contre la guerre en Irak, utilisent le slogan «Not in my name» («Pas en mon nom»), ça résume tout à fait le geste de désobéissance. Ça veut dire : «Je ne me reconnais plus dans le système dans lequel je vis.»

C’est aussi pour ça qu’on accepte la répression. Si on s’en allait sans être évacués par la police, il manquerait quelque chose à l’acte de désobéissance civile, parce qu’on n’aurait pas montré où était la violence.

En montrant comment l’Etat réagit à ces actions-là, on montre qu’il collabore à ce système et qu’on lutte aussi contre lui.

Actuellement, des charges pèsent-elles contre vous?

On a eu quelques petits ennuis judiciaires début mai… Le coprésident de l’association Cirik Ceylan, et moi-même, nous avons été convoqués pour deux actions de désobéissance civile, et il s’est avéré que pour l’une des deux on a été placés en garde à vue, «pour les besoins de l’enquête».

On a l’habitude de la répression, on l’accepte et en plus elle fait partie de la démarche de désobéissance civile.

«Garde à vue», ça sonne criminel…

Oui, on s’imagine tout de suite un cas de délinquance, mais je pense que c’est voulu par la répression étatique. Ils dénigrent ces actes-là, qui sont des actes militants, et les transforment en vandalisme apolitique, dénué de tout intérêt général.

Je pense que c’est aussi une tactique pour eux, de nous montrer que ça n’a pas d’importance politique. C’est une répression sévère, quand on sait qu’on a agi sans violence, et sans intérêt personnel.

Il y a vraiment une idée de punition dans leur répression. La semaine dernière nous étions jugés pour l’affaire Aoste, puisque nous avons occupé leur siège social. Le procureur nous a demandé de nous excuser auprès de la société, ce qui montre bien ce côté moralisant. Nous avons refusé.

Qu’est-ce qui vous est reproché?

Ce sont toujours les mêmes éléments: délits d’intrusion sur un domicile privé et entrave à la liberté du travail.

Vous avez des armes juridiques pour vous défendre?

Non, la désobéissance civile est inexistante dans le droit français, ce n’est pas reconnu. Mais on essaie d’invoquer le droit de résister, ou l’état de nécessité.

Ça s’apparente à de la légitime défense, mais d’autres activistes y ont déjà fait appel notamment dans le domaine écologique, mais ça n’a jamais été retenu par un juge.

Certains vous repprochent de ne pas défendre les humains en priorité..

Je pense que tout est intimement lié, tous les antispécistes le pensent, d’ailleurs. Lutter contre l’une des plus grandes oppressions de ce monde, c’est lutter en fait contre toutes les oppressions, puisqu’on lutte contre des systèmes oppressifs. On ne s’attaque pas à des individus, on s’attaque à des systèmes.

Donc quand on milite contre le spécisme, on rejoint d’autres luttes contre des discriminations humaines. En aidant les animaux, on aide surtout à construire un monde où la différence n’est plus vue comme quelque chose de dangereux, mais comme quelque chose de salutaire et d’enrichissant. Et ça, ça vaut évidemment dans les luttes humaines. Il n’y a pas de séparation à mettre entre chaque cause. Elles s’enrichissent mutuellement.

Vous comparez le sort des animaux à l’holocauste, vous comprenez que la comparaison puisse choquer?

Oui. Au début je ne comprenais pas, tellement les parallèles me semblaient logiques. Depuis j’ai compris que ça peut choquer certaines personnes de comparer les luttes.

Parce qu’il ne faut pas oublier qu’on n’est pas entre nous, et qu’on communique toujours avec une société spéciste, où comparer les gens à des animaux est considéré comme rabaissant. Forcément, on parle à des gens qui n’ont pas la même philosophie que nous, pas les mêmes idées, et finalement ça débouche sur un dialogue de sourds. Donc on a revu un peu notre vocabulaire aussi, pour préserver certaines sensibilités.

Mais il faut comprendre que si un antispéciste compare le sort des animaux à l’holocauste, par exemple, il ne le fait pas en voulant dénigrer ou en minimisant ce qui est arrivé aux juifs.

Au contraire, il se sert de cette comparaison pour faire comprendre toute l’horreur du système. Donc finalement c’est aussi une manière d’en parler, de dire que ce qui s’est passé était horrible et qu’on continue à le faire.

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Julie Perrieux

30 ans, je suis journaliste spécialisée en développement durable depuis plusieurs années et en protection animale.